Grands principes
Le budo ; un concept est né
de la tradition dont la modernité
ne cesse de nous étonner.
Pour Maître Saotome
l'aikido a son avenir devant lui.
L'esprit martial ne
dispense pas de sourire
- Mitsugi Saotome : Le budo tel qu'on le connaît est en fait un concept très moderne au Japon. Avant le 17e ou le 18e siècle les gens parlaient plutôt du bujitsu ou de heho. Avant l'époque de Tokugawa on ne s'intéressait qu'au bujitsu qui est techniquement totalement différent. C'est le mélange de philosophie, notamment le Taoisme, avec le bujitsu qui fait émerger la notion de budo. Pour moi, le concept de budo n'est pas du tout traditionnel at à l'époque de Kamakura, personne ne parlait de l'idéal du bushido; c'est bien plus tard que s'est créée cette philosophie.
A.M.: O Sensei expliquait-il exactement ce qu'il avait conçu ?
M.S.: Comme Jigaro Kano, le fondateur du judo, il était né au début de l'ère du Meiji, mais leur démarche a été totalement différente. Je pense que Kano Sensei avait en tête l'utilisation des arts martiaux pour l'éducation. C'était un homme moderne qui comprenait l'anglais et connaissait la culture européenne.
O Sensei était un homme de tradition. Son langage très empreint de termes religieux était parfois difficile à comprendre pour un japonais moderne. Mais le paradoxe est que de sa pensée a jailli le concept d'aikido qui par son caractère universel n'appartient à aucune époque.
La modernité d'O Sensei est pour moi une source constante d'admiration. Tout le monde connaît l'aventure vécue par O Sensei en Manchourie entre les deux guerres, lorsqu'il accompagna Révérend Onisaburo Deguchi; leur rêve était de créer un royaume de la paix, une sorte d'Etats Unis d'Asie. C'est certainement de ce rêve qu'est né l'aikido dont la portée va au delà des arts martiaux traditionnels. C'est une opinion personnelle, bien sur, mais je pense que l'aikido recèle un message plus profond que le judo ou le kendo.
A.M.: Cette union, préconisée par O Sensei, paraît loin d'être réalisée au sein même de l'aikido.
M.S.: Le problème qui se pose et c'est un des paradoxes de l'aikido, c'est que nous sommes trop intéressés par notre ego, par notre "unicité". C'est bien en un sens, mais cela conduit à un égocentrisme trop poussé et on finit par perdre ses racines. C'est la raison pour laquelle les pratiquants sont trop préoccupés de se retrouver dans un style, style Yoshinkai, Hombujudo, Iwama. Tout le monde oublie les principes.
- A.M.: N'est pas le principe des arts martiaux de nous rendre très égocentriques? Dans l'aikido, on vous apprend à être le centre et l'adversaire ne doit pouvoir l'entourer.
- M.S.: Ca, c'est le bujitsu. Le budo correspond à une vision plus large, plus sociale.
Je pense que l'aikido a deux aspects: le premier, dirigé vers le développement de l'individu, de son ego, la découverte de soi-même et de ses possibilités; et en même temps, la découverte de la relation avec l'autre, le groupe, la société.
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- Les deux aspects sont positifs. En pratiquent, je desire "un raffinement" de mon être, mais également trouver ma place dans la société. L'individualisme, ça n'a pas de sens. Pourquoi serait-il nécessaire que je devienne plus parfait? Pour quelle utilisation? Quel but? L'aikido ne comporte pas de championnat. Pour quelle médaille, pour quel trophée passons-nous des heures à nous entraîner ? Pas seulement pour nous-memes, pour mieux affirmer notre intuition, notre perception: c'est l'aspect du jiujitsu. Mais il y a un autre aspect, quelque chose de plus universel. Ce sont des principes sur lesquels nous nous accordons tous. En aikido quelque soient les shihans dont on regarde la pratique, leur aikido paraît différent, mais mon sentiment est qu'ils utilisent les mêmes principes. Irimi, tenkan, kokkyu nage, shiro nage sont un peu différents. Les racines sont les mêmes, doivent être les mêmes. L'aikido est maintenant répandu dans le monde entier. Trop d'individualisme des shihans ou des enseignants ne permettra plus d'agir dans la même direction, d'avoir une vision commune. Nous avons perdu nos points de convergence. Bien sûr, il n'est pas question de nier le droit de chacun de conserver son autonomie, mais à condition que nous partagions le même langage. Trop de forces centrifuges feront tout éclater. Dans la vie, nous avons besoin de deux choses: l'esprit de recherche individuelle mais également des racines communes.
A.M.: En France, nous avons des pratiquants qui ont une vision très martiale, d'autres une vision plus philosophique. Quel est le bon équilibre ?
M.S.: Tout ça paraît ressembler à une competition entre fabricants de voitures, Citroën, Toyota. Les moteurs sont fondamentalement les mêmes, seuls les accessoires changent. On ne peut pas dire que Citroën ou Toyota ne fabriquent pas de voitures. Trop de gens ont des à priori en disant ou pensant; c'est eux qui détiennent la voie et ils ne veulent pas coopérer ensemble. Il y a beaucoup trop de cloisonnement dans la société.

- A.M.: Oui, mais l'aikido est quelque chose de précis. Nous devons nous mettre d'accord sur quelque chose. Bien sûr, toute communication a besoin d'un langage, d'un code. Les musiciens, les savants utilisent un code commun. Le problème, c'est que dans ces domaines, personne ne conteste le code utilisé. Les musiciens acceptent tous les styles de lecture de la musique.
M.S.: (rire...) Oui bien sûr, mais la musique est si ancienne ! Combien de siècles a-t-il fallu pour que tout le monde se mette d'accord ?
O Sensei n'a disparu que dépuis 16 ans. S'il était encore vivant, le problème ne se poserait pas. C'était de lui qu'émanaient les principes.
- A.M.: Comment O Sensei dirigeait-il un cours, que faisait-il en arrivant sur le tapis ?
M.S.: O Sensei nous donnait beaucoup d'explications mais ce n'était pas sur la technique. Il insistait beaucoup sur l'aspect général des choses. Vous savez, le langage d'O Sensei n'était pas très moderne. Il avait un vocabulaire très empreint de religion. Mais il essayait toujours de nous donner une vision globale.
A.M.: Mais quand O Sensei commençait le cours proprement dit, que faisait-il exactement? Comment le cours se déroulait-il ?
M.S.: C'est difficile à dire, mais souvent il partait d'un concept général, comme par exemple celui de kokkyu tanden ou de musubi et il le reliait aux grands phénomènes de la nature. Ensuite il nous montrait des mouvements très simples, en particulier ikkyo, sur lequel il insistait beaucoup ou bien irimi nage, shiho nage. En fait, pendant plus de quinze ans où je suis resté Uchi Deshi, le nombre de fois où O Sensei a expliqué d'une façon claire des mouvements comme ikkyo ou shiho nage, se sont peut-être limités à cinq ou six fois. Les techniques fondamentales sur lesquelles il insistait, c'était irimi nage, shiho nage, kote gaeshi, tenchi nage, et bien sûr ikkyo. Et en particulier sur les saisies arrières Ushiro Waza. Il avait toujours une approche différente, mais toujours et toujours, c'était les mêmes principes qu'il nous démontrait. Il nous faisait aussi beaucoup travailler les enchaînements: tenchi nage se transformant en koshi nage, ikkyo se transformant en koshi nage. Il n'expliquait pas tellement, mais montrait beaucoup.
A.M.: D'une certaine façon peut-on dire que l'aikido est maintenant beaucoup plus orienté vers la technique ?
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M.S.: Ce n'est pas que l'aikido est plus technique maintenant mais il y a beaucoup plus de dichotomie. Les pratiquants sont trop extrêmes. Soit trop de recherche spirituelle: le Ki rien que le Ki, ou au contraire trop de technique. Bien sûr, ce n'est que mon avis personnel, mais par exemple voilà une question typique que l'on me pose souvent: Quel est votre style ? Ma réponse est: mon style c'est l'aikido. Les gens ont besoin à tout prix de se raccrocher à un style, à une école. |
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- Cela ressemble un peu à l'histoire de ces trois aveugles qui discutent entre eux après avoir touché un éléphant. Pour le premier, sa forme ressemble à celle d'un mur, le second à un grand trou et le troisième considère que c'est la forme d'une trompette. Tout cela, parce que personne n'a une vision globale. Mais parmi les élèves de O Sensei, aucun n'a pu entrevoir la totalité du personnage et leur mémoire n'est que partielle. Un jour, O Sensei a fait ceci et un autre jour il a fait autre chose. L'art d'O Sensei avait tellement de facettes différentes! Ceci est valable pour moi aussi: des images se bousculent dans la tête, mais comment exprimer le sentiment qui s'en degage, c'est difficile d'en donner une explication claire.
A.M.: Dans vos stages vous parlez toujours de la notion de "musubi". O Sensei en parlait-il souvent ?
- M.S.: Il en parlait toujours. Musubi, c'est le principe d'harmonie. En quelque sorte les mots musubi et aiki ont le même sens. Le sens de relation, de liaison, entre deux choses qui se fondent ensemble.
A.M.: Ce concept d'aiki ou de musubi est-il vraiment spécifique à l'aikido ?
M.S.: Je pense que l'aiki n'est pas un concept s'appliquant uniquement à notre discipline. On peut le trouver en judo, en kendo mais la différence c'est que souvent dans les autres arts martiaux cette recherche n'a pas de forme, je veux dire par là qu'elle n'est ni schématisée, ni structurée.
Dans les autres arts martiaux, cette notion d'aiki est considérée comme un secret, quelque chose que l'on reserve à des gens qui sont presque maîtres. C'est la raison pour laquelle on ne veut pas enfermer l'aikido dans des formes, dans des katas. Le genie d'O Sensei est d'avoir conçu son art en prenant le contre-pied de tous les autres arts martiaux. Dans ceux-ci, l'étude de l'aiki c'est la dernière étape. O Sensei a consideré que le débutant devait commencer à étudier cette notion d'harmonie. C'est la raison pour laquelle l'aikido est si difficile parce qu'il faut travailler sur une recherche qui demande déjà beaucoup d'expérience. O Sensei a complètement renversé la méthode, de la même manière qu'en aikido le tenkan est la base de notre étude. Au lieu de baser le contrôle de l'adversaire sur un système d'impact (force contre force), il l'a transoformé en un système de communication (force avec force). Les techniques comme kote gaeshi, shiho nage, n'ont pas été créées par O Sensei; elles existaient dépuis des temps immémoriaux et O Sensei les a apprises dans le cadre de takeda ryu, daito ryu et de nombreuses écoles de jiujitsu. L'utilisation de ces techniques s'insérait dans un cadre de destruction (par exemple, kote gaeshi s'appelait "la feuille que l'on tord"). O Sensei en a fait des techniques plus raffinées en y ôtant l'aspect blessure. Il n'en demeure pas moins que des nombreux aikidokas ont des tennis elbows, alors qu'un shiho nage bien fait ne devrait jamais blesser; mais à la moindre petite erreur de direction, il devient aisé de se faire casser un bras. La grande idée d'O Sensei, c'était d'épargner l'ennemi.
A.M.: Pourtant quand on voit quelques vieux films d'avant la guerre sur O Sensei, et sur les entraînements dans le vieux hombu dojo, on n'y travaille pas si souple et on ressent parfois même beaucoup d'agressivité.
- M.S.: O Sensei nous montrait souvent les anciennes techniques, celles qui ont pour but de casser, de disloquer, mais peu à peu lui aussi a changé et l'aikido qu'il a créé emerge d'une pensée tout à fait moderne. Seules les racines tout à fait techniques sont liées aux arts martiaux traditionnels. Les principes qu'il en a dégagés, eux, sont modernes et sont à mettre à l'actif personnel de O Sensei. Pour moi, et j'insiste bien c'est une opinion personnelle, dans le jiujitsu il n'y a aucune structure, aucun fil conducteur. Ce sont des trucs. O Sensei a étudié de nombreux arts martiaux et en a tiré le sens pour en faire quelque chose de plus signifiant. Pour moi la systématisation de la notion de tenkan par O Sensei ressemble à l'oeuf de Christophe Colomb. Une fois que quelqu'un l'a découvert cela semble évident à tout le monde, et pourtant, en avoir exprimé le principe, c'est comme une sorte de révolution: harmoniser sa force avec celle de l'ennemi pour faire quelque chose de plus puissant. Pendant les presque vingt années où j'ai côtoyé O Sensei, j'ai vu ses sentiments changer, ses techniques évoluer, mais les principes qui le guidaient, eux, n'ont jamais bougé d'un pouce.
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- A.M.: Croyez-vous que l'on puisse arriver à intégrer tout ceci en pratiquent seulement un art martial, seulement l'aikido ?
M.S.: Sur le plan du principe d'aiki, je ne pense pas qu'un autre art martial nous apporte quelque chose. Bien sûr, individuellement j'ai vu des professeurs de kendo, de kenjitsu qui avaient totalement intégré cette notion d'aiki et on est capable de la ressentir dans leurs démonstrations. Mais le problème, c'est qu'ils ne l'enseignent pas en tant que tel. Certains professeurs non seulement comprennent cette notion et l'utilisent pour eux-mêmes, mais la discipline qu'ils pratiquent n'est pas organisée pour transmettre à tous cette sensation: en bref, il n'y a pas de méthode similaire pour arriver à l'aiki dans les autres arts martiaux.
A.M.: Mais si ce concept d'aiki est si difficile, comment espérer que nous, simples pratiquants, puissions y arriver ?
M.S.: C'est difficile, mais si on y arrive on peut comprendre tous les autres arts martiaux. Je n'ai jamais fait de karate ni de kendo; je ne dis pas que je suis arrive à ressentir l'essence de chacune de ces disciplines. J'ai toujours beaucoup de plaisir à regarder les autres arts martiaux parce que les sensations qu'ils m'apportent sont les même.que si je faisais de l'aikido. Il ne faut jamais dédaigner les autres diciplines ; que ce soit le Tai Chi, le Kung Fu, vous y trouverez toujours des éléments importants pour continuer votre recherche.
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- *A.M. : Quels sont les principes sur lesquels les professeurs devraient insister pour mieux aider les débutant à comprendre l'aikido ?
- M.S. : Pour le débutant, il est important d'étudier la manière de résoudre le "conflit" auquel il est confronté. Le débutant doit tenter de s'harmoniser avec l'attaque de son partenaire en relation d'opposition. Bien sûr, l'aikido est un art martial et en apparence; il y a une attaque et une défense. Mais le but recherché est différent ; comment transformer cette opposition en quelque chos d'harmonieux.
Le deuxième principe, c'est de permettre à chacun de développer une vision claire. Prenons l'exemple d'une discussion. En général, chacun des protagonistes ne cherche pas à comprendre les raisons des attaques dont il fait l'objet. Pourquoi attaque-t-il sur cette discussion sous cet angle, on se contente souvent de répliquer et de rendre coup pour coup. Cela ressemble à un combat d'aveugles. En essayant d'avoir un regard très neutre, en analysant les raisons d'une attaque, on peut comprendre complètement quelle est la réponse à donner. Vaincre un ennemi en quelque sorte, c'est d'abord se mettre à sa place pour essayer d'analyser comment il agit.Seule cette attitude peut vous permettre de vous défendre efficacement.
- A.M. : Plus précisément, quelle forme de technique permet de faciliter cette compréhension?
- M.S.: Je dirais, tenkan ho et irimi ho. Pourquoi? D'abord parce que tout le monde peut le faire: qu'on soit jeune ou vieux, sans distinction de sexe, de poids, tout le monde peut réussir ces techniques. C'est pourtant le point le plus secret des arts martiaux et en même temps le plus accessible. C'est tellement simple et tellement difficile.
A.M.: Un bon tenkan, qu'est-ce que c'est?
M.S.: Difficile à dire. Chaque tenkan sera fonction de la relation physique et spatiale entre les deux partenaires. En gros, disons qu'il doit être coulé et profond. Il est impossible de dire d'un mouvement qu'il est correct dans tous les cas. C'est la raison pour laquelle nous devons nous exercer jour après jour.
Toute la technique de l'aikido se définit autour de trois symbols: le triangle, le carré et le cercle. Beaucoup de gens posent la question de savoir ce que cela signifie. S'agit-il d'un concept technique ou philosophique? Le triangle symbolise peut-être la concentration; le cercle, le mouvement; le carré, la stabilité, la puissance...
Maître Saotome traitera de ces concepts dans un interview ultérieure.
Propos recueillis par Aikido Magazine.
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Merci à Saotome Sensei, à Aikido Magazine pour leur autorisation à reprendre ce texte.
Merci enfin à Marie-Hélène
pour son aide à la saisie de ce texte.
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