En garde :
la tsuba !
Par Dominique BUISSON

Dossier paru dans Aikido Magazine n°5
d'avril, mai, juin 1984... 

Aikido Magazine N°5
Avril Mai Juin 1985
Trimestriel
édité par l'AIA (Association
de l'Information
de l'Aikido)
Dépot légal :
2ème trimestre 1985
Garde du sabre du guerrier japonais, la tsuba, dont la fonction première est de protéger la main du glissement du sabre adverse, symbolise aussi la dignité et la situation sociale du soldat. Elle est le reflet de sa personnalité. Sa transformation au cours des siècles suivra celle de la société japonaise, et l'évolution de l'éthique du samouraï qui guide tous ses actes.
Autrefois, au Japon, le sabre était « l'âme » du samouraï. Son principal ornement, la garde ou tsuba, était considérée comme l'expression de sa personnalité.
Quand le sabre était passé dans la ceinture du samouraï, sa tsuba devait être située juste dans l'axe du corps, symbolisant ainsi la dignité et la situation sociale du guerrier. Naturellement les formes dessinées sur cette garde cristallisaient les idées, les émotions et les espoirs du samouraï. Elle était donc la manifestation de son idéal de beauté.
La première manière de différencier les gardes entres elles est d'examiner leur constitution. Le matériau de base commun à la plupart des montures est le fer, usuellement de qualité fine et ayant un bon « son ». Le fer et l'acier est toujours patiné ce qui lui donne un nouvel aspect variant du roux au noir le plus profond. D'autres métaux, plus doux sont également employés comme l'argent (gin), le bronze (yamagane), le laiton (shinchu), le cuivre (akagane) ainsi que les trois alliages spéciaux du cuivre comme le shakudo (cuivre + or) violet noir, le shibuichi (cuivre + argent) brun olive et le sentoku (variété de laiton) jaune chrome.
La fonction de la garde est de protéger la main du glissement du sabre adverse. Elle est donc plus qu'un élément décoratif et elle évoluera en fonction du développement du sabre lui même.
Le sabre japonais est issu des épées chinoises et coréennes mais très vite il prendra une forme purement japonaise. De même, la garde, pratiquement inexistante sur le modèle chinois sera développée et améliorée. Au 6ème siècle elle n'est qu'une simple et massive traverse décorée (shitogitsuba); au 8éme siècle on rajoutera deux boucles latérales fixant ainsi une des formes utilisée en cérémonie jusqu'à la Restauration Meiji de 1868. Puis les boucles se combleront, la garde s'aplatira et deviendra discoïde dans sa forme japonaise.
A la période Kemmu (environ 1334) les textes mentionnent l'utilisation pour les soldats à pied d'un long sabre: le o-gatana ou no-dachi et dont les gardes étaient grandes et de formes discoïde simple.

A la fin du 16ème siècle, l'uchi-gatana devient l'arme la plus utilisée, en temps de paix comme en temps de guerre, par les personnages de haut rang. Après l'introduction des armes à feu en 1543 l'armement se modifie. Le daisho (paire de sabre) remplace définitivement le tachi qui ne garde qu'une fonction de cérémonie avec sa garde particulière (aoi-ba-tsuba). Les techniques de défense se développent et le sabre jusqu'alors manié à une main est peu à peu remplacé par celui manié à deux mains. Évidemment la tsuba subit une importante évolution. Les sabres d'avant 1600 (koto) manié à une main sont courts et la garde est moyenne en taille et épaisseur. Les sabres d'après 1600 (shinto) sont plus lourds et plus grands donc, leurs gardes sont plus larges et plus épaisses.

Si l'évolution du sabre et des tactiques guerrières a permis une importante transformation de la tsuba, une modification plus profonde encore est celle due aux moeurs. En effet le rôle du samouraï dans la société est très important pour le maintien des institutions, des traditions, mais c'est aussi un éducateur car les changements de société sont un reflet du changement de l'éthique du samouraï et de la moralité qui guide ses actes. Cette transformation se fait en trois grands stades.

Le premier correspond à la fin de l'époque Kamakura (fin 14ème). En cette période le nombre des soldats à pied augmente. Ce sont pour la plupart des gens pauvres, peu préparés spirituellement à sacrifier leur vie. Leurs gardes sont donc simples et émotionnelles, ordinairement un disque de fer avec une bordure plus épaisse en périphérie ou perforé d'un dessin très sobre (ko-sukashi
Le second stade se situe au 15ème siècle (milieu de la période Muromachi). Les guerriers de haut rang commencent à utiliser l'uchi-gatana ou katana et grâce à cela des gardes d'excellente qualité furent commandées. Les perforations s'agrandissent, les dessins se précisent (ji-sukashi-tsuba), les premières incrustations apparaissent (zagan), les alliages s'élaborent. C'est une époque de guerres constantes. Les samouraïs côtoient la mort quotidiennement et trouvent leur seule source de force spirituelle dans le zen qui enseigne que l'opposition entre la vie et la mort n'est qu'une illusion qu'il faut dépasser. Ils élèvent ainsi leur métier au rang de l'expérience religieuse. Un autre fait important est la corrélation entre l'esprit du peintre à l'encre de chine Sesshu ou celui de Zeami dans le théâtre Nôh ou celui de Murata Jukô dans la cérémonie du thé et l'esprit du fabriquant de tsuba. Les possibilités illimitées des nuances de l'encre de chine monochrome (sumi-e) se retrouvent dans l'expression des ji-sukashi-tsuba. La simplicité des matériaux, encre et fer, la répartition des blancs dans l'encre et la sobre efficacité des perforations de la garde, tout cela va droit au coeur du samouraï sans conceptualisation intellectuelle.
Buisson - Vandystadt
Décoration par perforation. Tsuba de Myamoto Musaschi. Détail des bélières sur un sabre d'armure

Le troisième stade commence à la période Mohoyama (1573-1615). Pendant trois siècles les fabricants de garde développent différents styles et méthodes. On ne compte pas moins de 3000 artisans notables regroupés en plus de 60 principales écoles. Les premières tsuba étaient conçues par les fabricants de sabres (toshô-tsuba) ou les armuriers (katchushi-tsuba) puis, lorsque l'esprit zen éleva leur art à celui d'Art Majeur, beaucoup d'artisans se spécialisèrent dans la fabrication des montures uniquement. L'unification du Japon étant réalisée, Tokugawa Ieyasu établit en 1603 un gouvernement de paix pour 250 années. Lors de ce changement de politique, le code du samouraï dévie et évolue du zen vers le Confucianisme, du self contrôle physique et mental vers le désir de laisser quelque chose de durable et de tenir sa place dans la société. Au samouraï, le nouvel esprit enseigne par-dessus tout, le respect absolu envers son supérieur. Il est alors plus que jamais sur la ligne de démarcation entre la vie et la mort. Son esprit sera alors partagé entre deux aspirations opposées. L'une, la recherche de la dignité et de la sagesse, l'autre, les plaisirs de la vie et de la paix. Le premier aspect sera représenté par les gardes sobres en fer ou acier au dessin finement sculpté, gravé ou perforé représenté par le travail des Myôchin ou des écoles Shoami et Higo.

Le second aspect se manifestera par un nouveau style de gardes comme celles de la famille Goto, artisans créateurs d'une fine sculpture d'or en relief sur leur alliage favori, le Shakudo, ou celles de la famille Nara qui apporta une plus grande gamme de couleurs dans les alliages ou celles des Yokoya dont le 3ème maître Somin introduisit une nouvelle technique de gravure imitant le coup de pinceau des dessins de l'Ukiyo-Ye ou école populaire de dessin. Par la suite, la plupart des familles d'artisans développeront un mélange de ces styles, qui dégénéra vite dans le 3ème quart du 19è siècle. Heureusement quelques maîtres fameux comme Shummei Hogen, Mata Nobuyoshi, Goto Ichijo, Kano Natsuo sauront perpétuer l'art des grands maîtres forgerons d'autrefois, et grâce à eux pendant quelques dizaines d'années encore de nouvelles Tsuba fortes, généreuses, solides et belles en un mot protégeront la main des samouraïs.
En 1871 l'empereur Meiji promulgua l'interdiction du port du sabre et tandis que le samouraï s'enfonce dans l'aube de la clandestinité, le peuple japonais s'ouvre au monde moderne.

Dominique BUISSON



Aikido Magazine N°5,
Avril-Mai-Juin 1985
Trimestriel édité par l'AIA
(Association de l'Information

de l'Aikido)

Merci encore à la Fédération Française d'Aikido, Aikibudo et Affinitaires, à toute la rédaction d'Aikido Magazine, et particulièrement à Dominique Buisson, l'auteur, pour leurs autorisations à reprendre cet article .

Merci enfin à Marie-hélène pour son aide à la saisie de ce texte.

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