Aïkido, comportement
et violence
Par Patrick Baudry

Dossier paru dans Aikido Magazine n°1 de février, mars et avril 1984... 


Vieille comme le monde mais toujours aussi jeune, vigoureuse, actuelle : la Violence. Violence aveugle, violence lucide, violence logique... La violence va ici et là, de l'un à l'autre. Elle cogne. Elle encaisse. Elle rend la monnaie de sa pièce. Elle panse ses plaies. Elle écrase. Elle tue.
Elle brouille les cartes et les identités. En matière de violence, comme au jeu de Bonneteau, on ne sait pas très bien qui est qui. Agresseurs et agressés se retrouvent le plus souvent dans le même panier : celui des victimes.
Elle peut aller de l'acharnement le plus brutal à la piqûre la plus infime. Quelque soit la dose, elle fait toujours mal. Presque toujours mal... Certains lui trouvent un caractère grandiose. D'autres un goût étrange qui ressemble au plaisir.
Elle contamine les mots, la musique, la peinture, le jeu, l'espace, l'architecture, le vêtement... « Hard » cruel, sadisme ou désespoir, c'est selon le cas et selon les sensibilités mais toujours l'expression d'un vécu, d'une réalité.
Le Droit et la Morale s'arrachent les cheveux. Chacun tire la couverture de la violence à soi. Chacun la pénalise ou la légalise suivant des procédures aussi variées qu'arbitraires. Instrument des clans, de la géopolitique, des fanatismes, des totalitarismes, elle porte tantôt les couleurs du Bien, tantôt celles du Mal et accomplit les basses besognes de l'intolérance, de la duplicité, des intérêts en litige.
Parfois aussi, elle est la seule issue. Le kid du Bronx boxe pour sortir de la misère. Quand il est question de dignité et de survie, elle se montre comme un ultime recours : il est des colères, des révoltes, des rapports de force, incompressibles et certains états de choc permettent transformation, création, ruptures, émancipations positives.

Innée? Culturelle? Nécessaire? Inévitable? Qu'est-ce qui est violent? Qu'est-ce qui ne l'est pas? Une chose est certaine : la violence existe, détermine. Non comme une allégorie diabolique que pourrait exorciser un moralisme raide mais comme un phénomène du vivant et un comportement social aux mille langages. Que l'on s'en accommode ou que l'on s'y oppose, qu'on la subisse, qu'on la partage ou qu'on la revendique, la manière de vivre SA propre violence et celle « des autres », en connaissance de cause, reste une question-clé. Un des mérites de l'Aïkido est de poser concrètement, dans sa pratique même, un nouveau rapport à la violence et d'introduire un projet susceptible de faire taire quelques-uns de ses systèmes irrationnels ou organisés. Patrick Baudry soulève un des aspects du débat. D.R.
Qui sont les aïkidokas, que cherchent-ils et que trouvent-ils dans cette pratique que l'on peut dire contraignante ? Que signifie apprendre « à se battre » aujourd'hui où les dangers d'agression physique sont, quoi qu'en disent certains, bien plus rares que par le passé ? Que signifie cette violence ritualisée, jouée dans un espace et un temps à part, semble-t-il, de la quotidienneté?
La séparation occidentale de l'esprit et du corps, associée à la domination de ceux qui pensent sur ceux qui exécutent, a pu conduire à la dépréciation des activités physiques et à la sous-estimation de leurs enjeux. Mais l'on sait aujourd'hui que les loisirs, les goûts vestimentaires, les manières de se maquiller, que toutes les pratiques qui semblent au premier coup d'oeil échapper à l'ordre du sérieux et de l'utile, sont loin d'être futiles ou insignifiantes. Elles sont tout au contraire fortement révélatrices de dispositions non seulement individuelles mais surtout sociales, en affichant ou trahissant l'appartenance à un groupe.
Les pratiques sportives ne se distinguent pas seulement selon le sexe et l'âge, mais aussi et surtout selon la catégorie socio-professionnelle. Pour le dire rapidement et peut-être trop brutalement, le choix de pratiquer tel ou tel sport correspond moins à la préférence individuelle qu'à la position sociale, celle-ci commandant et se trouvant confortée par celle-là. L'idée du « sport pour tous » est donc illusoire. Il faut aller au-delà du simple constat que les pratiques sportives sont diverses. Plutôt que d'envisager UN sport qui sous des formes variées permettrait à tous l'accès au jeu, à la détente, au loisir, etc., il convient mieux d'admettre l'existence de différentes pratiques qui, distribuées hiérarchiquement, reflètent la hiérarchie sociale et révèlent les inégalités d'accès aux manières d'être légitimes. Ainsi, les sports « grossiers » ou « brutaux » s'opposent aux sports « fins » et « raffinés » comme « l'ouvrier-rougeaud-lutteur » au « cadre-bronzé-golfeur ». Les diverses pratiques sportives ne font pas que refléter passivement la diversité des positions sociales. Loin d'être neutres, elles jouent en fait un rôle important dans l'acceptation des conditions de vie et la reproduction des classes sociales. On peut voir une confirmation de cette analyse dans le fait que l'aïkido est l'art martial qui attire le plus les membres des catégories sociales « supérieures » et les « travailleurs intellectuels ». L'aïkido qui apparaît comme le « moins violent » des arts martiaux, qui tourne le dos à la compétition et qui insiste sur l'idée d'harmonie, convient « naturellement » mieux que la lutte (dont les pratiquants sont en majorité d'origine ouvrière) à ceux qui, de par leur éducation familiale et scolaire, leur monde professionnel et social, valorisent selon leur intérêt et celui de leur groupe les comportements de tolérance, l'esprit d'ouverture, la mesure dans les propos, le raffinement des gestes et la bonne intelligence dans les relations sociales. L'emporter sur son adversaire sans le heurter, le dominer sans l' « écraser », le manipuler, pourrait-on dire, sans se départir de son flegme, c'est ce qu'ont appris et ce que pratiquent ceux qui « en imposent », ceux qui se reconnaissent d'autant plus d'importance qu'elle leur est reconnue par ceux qu'ils dominent et qui sont ainsi habitués à être obéis (et non à lutter) ou qui sont rodés à des stratégies d'accord « non violentes » (et non à des tactiques de revendication plus ou moins spectaculaires et violentes).
« Je risquerais mille fois la violence plutôt que l'émasculation. Je crois en vérité que s'il fallait absolument faire un choix entre la lâcheté et la violence, je conseillerais la violence. (...) Mais je crois que la non-violence est infiniment supérieure à la violence : pardonner est plus viril que punir. Le pardon est la parure du soldat... La non-violence est l'arme des forts entre les forts. »
MAHATMA GANDHI (Extraits de correspondances et discours)
La relation distante avec le « partenaire » (sans commune mesure avec le corps à corps des adversaires de la lutte) peut être également mise en rapport avec la manière qu'a le membre des classes supérieures de tenir autrui « en respect » et surtout de se respecter lui-même, en évitant toujours de s'impliquer trop entièrement dans des situations sociales qu'il se doit de dominer. Convaincu socialement qu'il n'a pas tort, et n'ayant pas à se battre pour montrer qu'il a raison, ni à afficher bruyamment, comme le membre des classes moyennes, ses bons goûts, il se « retrouve » dans l'attitude posée de l'aïkidoka qui immobilise son partenaire sans y trouver de victoire ou qui «pianote» discrètement sur le tatamis quand il est immobilisé sans en ressentir de déshonneur, ayant par habitude l'« élégance » de ne pas terrasser celui qui ne saurait être un concurrent ou le «fair-play» qui s'impose entre gens du même monde.
Les affrontements peu antagonistiques (en principe) de l'aïkido où les mouvements doivent se faire « à deux », où les rôles sont distribués à l'avance, et où, s'il est permis de résister, bloquer signifie tricher, conviennent à son « élégance sociale » qui le porte à rejeter les rivalités brutales et les empoignades comme comportements vulgaires, sans être pour autant habitué à se laisser faire. L'esthétique de l'aïkido ne peut que séduire celui qui joint habituellement le raffinement à l'efficacité, et, plus que l'agréable, le distingué à l'utile au point de gommer les traces des efforts qu'il lui faut fournir, ou de paraître condescendre à quitter son piédestal pour s'acquitter des « contingences matérielles ». La « distance au monde » pour reprendre l'expression de P. Bourdieu, caractéristique des membres des classes supérieures se retrouve bel et bien dans ces mouvements où le partenaire est projeté comme si l'on ignorait sa présence. De même les gestes amples et le rythme maîtrisé qui accompagnent et marquent les techniques en faisant d'elles « plus » que des techniques, s'accordent avec la belle assurance que ces individus peuvent avoir de leur importance et de leur dignité.

La fonction en faveur de la forme
Par ailleurs, il est dans la logique des membres des classes « supérieures » de se porter vers un art martial qui esthétise des techniques qui relèvent moins de l'affrontement que de l'adaptation (« utiliser la force du partenaire », « suivre un mouvement »). C'est notamment ce dépassement de la technique qui fait le luxe de ceux qui n'ont pas à se battre dans un univers technicien ou à donner l'illusion « tape-à-l'œil » des parvenus qui n'ont jamais eu à s'y battre, mais qui y sont « naturellement » adaptés et qui le surplombent. Il leur est ainsi loisible de déprécier le sport en faveur de l'art, la fonction en faveur de la forme, la force en faveur de la grâce.
Les déplacements coulés de l'aïkido, le style arrondi des mouvements, manifestations en actes d'une présence volumineuse et mobile dans un espace maîtrisé, ne peuvent que paraître « trop gracieux » à ceux qui, n'aimant pas s'embarrasser de « manières », préfèrent la « technique » à la « danse » et l'action à la parole.
«Le but de toute étiquette est de cultiver votre esprit de telle manière que, même lorsque vous êtes tranquillement assis, l'idée ne puisse même pas venir au plus grossier des hommes d'oser vous attaquer.»
Ecole d'étiquette d'Ogasawara (Cité par Ch. Tissier, Aïkido fondamental, Sedirep)
Selon certaines thèses, le sport jouerait un rôle cathartique, en permettant d'exorciser les angoisses et de liquider les tensions accumulées ailleurs. Il constituerait, pour reprendre l'expression de Bernard Jeu, une saine « dérivation de la violence ». En fait on peut se demander si cette présentation du sport comme soupape de sécurité ne correspond pas davantage à l'idée que veut en donner le discours officiel qu'à la réalité des faits.
J.M. Brohm a clairement montré que les bienfaits du sport sont plus souvent apparents que réels. Le discours d'exaltation du sport est contredit par des pratiques de mortification, le projet de l'homme sain ne rencontre que fabrication de bêtes à concours, et l'idéal d'équilibre disparaît sous l'obsession des records. En outre, les spectacles sportifs paraissent bien moins cathartiques que producteurs d'un fanatisme qui ne va pas sans rappeler parfois la sidération de masse des fêtes nazies. On peut s'interroger sur la « valeur » de dérivation de la violence des' pratiques sportives. Sans doute faut-il plutôt parler de « canalisation sociale des énergies ».
On peut également se demander si dans l'existence de la violence permise par les arts martiaux, il n'est pas question d'autre chose que de défoulement ou de pratique compensatoire. Si la violence ludique des arts martiaux peut sembler « inessentielle » en regard des luttes sociales, n'est-ce pas en vertu de jugements sélectifs qui limitent excessivement l'analyse des pratiques sociales à ce qu'elles ne sont pas et devraient être, au lieu de les saisir, dans leur ambivalence même, telles qu'elles sont. Plutôt que de situer les pratiques sociales dans la perspective de la libération à venir, on peut les envisager sous l'angle des résistances qu'elles manifestent au présent.
Si l'on veut bien comprendre que la violence accompagne l'existence sociale, qu'elle en est constitutive, autrement dit qu'elle ne résulte pas seulement d'une organisation inégalitaire ou d'une exploitation politique, on peut alors admettre qu'il vaut mieux composer avec elle, au lieu de songer à sa disparition. On pourra trouver cette position ambiguë. Jusqu'où ne faut-il pas justifier, voire magnifier, les formes diverses de la violence si l'on admet qu'elle fait partie intégrante de l'histoire sociale?
M. Weber a montré comment, avec la rationalisation propre à la civilisation occidentale où dominent, avec la science et la technique, les idées d'efficacité et de rendement, la violence s'est trouvée monopolisée par « un pouvoir qui se donne formellement l'apparence de la neutralité ». La pacification moderne qui interdit l'expression ritualisée de la violence (à laquelle les sociétés traditionnelles ont toujours eu recours) constitue sans doute, plus que les manifestations du désordre à partir de quoi les discours alarmistes veulent prouver la nécessité d'un contrôle social plus intensif, un danger pour l'existence sociale. La nécessité de vivre la violence pour mieux s'en prémunir, ne constitue pas un paradoxe. Il n'est pas question de donner raison au fatalisme pessimiste qui se satisfait du constat que « l'homme est un loup pour l'homme » pour décourager toute réflexion critique. Ce qui est en jeu c'est la fabrication d'un univers pacifié selon les intérêts de groupes dominants qui exigent l'obéissance fataliste aux normes, et qui tentent de l'obtenir en suscitant les besoins d'un bonheur conforme et en culpabilisant la non-conformité aux modèles. Et l'on peut comprendre les multiples manifestations de la violence, ainsi que les fascinations qu'elles provoquent, comme des « trouées » dans la construction d'un univers « trop normal ». L'on peut y voir la permanence du besoin profond d'exister la violence tel que les rituels archaïques permettaient de le satisfaire en convertissant la violence désordonnante en violence utile, en employant les forces perturbatrices à la redéfinition toujours nécessaire du lien social. C'est ce besoin qui peut être pris au piège d'une mise en spectacle de la vie, spectacle qui habitue à vivre par procuration les excès et les ruptures au lieu qu'ils soient existés et rendus féconds.
Replacer la violence dans la vie
Ce qui vaut pour la violence et la nécessité de lui reconnaître sa part, peut être répété à propos de la mort. Nos sociétés marquées par le « déni de la mort », selon l'expression de L. V. Thomas, hantées par les signes de fatigue, les marques du vieillissement, en reléguant la mort à la fin de la vie, en empêchant l'accomplissement du « travail du deuil », ôtent son sens à la mort et du même coup à la vie. Là encore on peut comprendre la fascination amorale éprouvée devant le crime, l'accident ou la catastrophe, comme la manifestation du besoin d'exister la mort au présent en sorte de l'intégrer à la vie. Dans cette perspective les arts martiaux prennent un, tout autre sens que celui de servir de' dérivatif ou de compensation, en donnant l'occasion de replacer, pour ainsi dire, la violence et la mort dans la vie et de les apprivoiser en les existant corporellement, au travers d'un échange sans médiatisation avec l'autre.
La visée non violente de l'aïkido ne doit pas tromper : l'harmonie est bien moins une donnée de départ, une convention, que le résultat d'un apprentissage patient de techniques qui permettent plus que la « manipulation » d'un adversaire, la domestication à deux de deux violences qui se rencontrent. Autrement dit, l'allure chorégraphique de l'aïkido ne correspond pas à une décision tacite de se ménager en sublimant la violence dans un esthétisme de bon aloi. Elle masque aux yeux du non pratiquant la mise en commun de deux forces qui trouvent dans leur existence même l'occasion d'une réunion.
On ne peut parler de l'aïkido comme d'une pratique martiale non-violente sans oublier l'étape capitale de reconnaissance de la violence sur quoi l'harmonie se fonde. Celle-ci n'est pas abstraite. Elle n'est pas une commodité mondaine ou un énoncé mystique. Elle se crée et se recrée sans cesse dans une pratique dont l'esthétisme, loin d'être un but en soi, résulte d'un travail technique qui permet de se mettre à l'écoute du partenaire. La pratique de l'aïkido est donc bien moins un dérivatif à la violence qu'une manière particulière de l'exister, manière qui rappelle les principes des rituels archaïques : vivre à plusieurs et au présent ce qui menace la cohésion sociale, renforcer la solidarité sociale dans et par cela même qui l'éprouve, organiser l'acceptation de l'autre. De même que les sociétés traditionnelles ne cherchent pas la « perfection », la suppression de la violence et de la mort, les pratiquants d'aïkido ne recherchent pas la surpuissance, la maîtrise totalitaire de l'environnement. Il est tout au contraire question dans une remise en question répétée de soi-même de s'affronter à ses propres limites, et d'accepter l'autre différent, qui à la fois menace et met la vie en mouvement. L'harmonie dont il est question n'a rien à voir avec un consensus apparent masquant les tensions et les conflits. Il s'agit d'un « agencement convenable des différences et des contraires », pour reprendre l'expression de G. Durand.
J.-P. Clément place les rituels de l'aïkido dans la perspective de ce que l'on a nommé « l'élégance sociale ». Mais les saluts (au portrait de O Sensei, entre partenaires), les manifestations de respect, ou le pliage du hakama, ne sont pas seulement que des éléments de rituel qui servent à « distinguer » les pratiquants et leur pratique. Ils s'intègrent dans la pratique même de l'aïkido que l'on peut considérer comme un rituel. Les rituels archaïques qui permettent la répétition de l'expérience primordiale décrite par les mythes, favorisent la régénération sociale symbolique et réelle, en intégrant ce qui menace : altérité, violence, mort. En aïkido, le perpétuel recommencement des mouvements, le principe de la mise à mort symbolique suivie de renaissance qu'on peut y voir à l'oeuvre, et qui se trouve au coeur de la ritualité initiatique africaine, permettent d'échapper au temps linéaire et à la manie du progrès, typiques de la modernité, qui enferment l'individu dans une recherche constamment déçue de réussite. L'aïkido est moins l'occasion d'une « évasion » hors du quotidien (on sait que les évasions sont le plus souvent illusoires) qu'un retour à ce qui fonde l'existence commune de chaque jour, hors des illusions de la modernité.

« Ce qui importe le plus dans l'art de l'escrime est d'acquérir une certaine attitude mentale appelée « sagesse immuable ». »
TAKUAN (1573-1645) (Cité par DAISETZ TEITARO SUZUKI, Essai sur leBouddhisme Zen, Albin Michel)

Estampe japonaise (XVIIIème)
T0RII KIYONOBU II
Si la pratique de l'aïkido n'était qu'une réponse individuelle à un sentiment d'insécurité urbaine (dont certains s'appliquent à grossir les faits), sans doute procéderait-elle d'un imaginaire quelque peu « enfantin » ou « paranoïaque ». Mais elle est une manière sociale de vivre au présent les limites (à l'encontre des idéologies de la « libération »), l'altérité (à l'encontre des processus d'indifférenciation sociale), la violence (à l'encontre de la pacification) et la mort (à l'encontre de son déni). On peut ainsi comprendre le respect du pratiquant d'aïkido pour le caractère précieux du Dojo et des individus qu'il y rencontre. Il n'est pas ici question d'une religiosité suspecte, ou de préciosité, mais de l'appréciation d'un territoire qui permet de vivre ce qui ailleurs est contenu dans ce qu'on peut appeler un "silence de mort".
On peut être surpris de ce qu'enseigne le « Hagakure » : « Tenu de choisir entre la mort et la vie, le bushi doit choisir la mort sans hésiter. Celle-ci nous dirigera toujours au mieux. » C'est bel et bien l'apprivoisement de la mort et de l'échec qui permet d'être ici et maintenant en face de l'autre. Les pratiquants d'aïkido ont cette sagesse et cette lucidité d'apprendre à vivre et à mourir, sachant (ou « ne sachant pas », on ne parle pas d'un savoir intellectuel) que tout doit s'échanger (le plus souvent sans parole). « La règle fondamentale est là : pour qu'un groupe, pour qu'un individu vive, il ne lui faut jamais viser son propre bien, son propre intérêt, son propre idéal. Il lui faut toujours viser ailleurs, à côté, au-delà, par-devers, comme le combattant dans l'art martial japonais » écrit Jean Baudrillard. Nous vivons (ou nous survivons) et nous avons trop vécu dans un univers de la vérité, du savoir, de l'identité et de la différence maîtrisée, « assurée tous risques », « libérée ». Mais ce qui se vit de diverses manières sous la pellicule de notre sérieux (lui-même détourné au profit du jeu) est d'un tout autre ordre : c'est la gravité de la cérémonie du jeu. On peut ainsi comprendre que la pratique de l'aïkido, loin de détourner de l'essentiel, renvoie puissamment au quotidien, et qu'elle constitue plus qu'une résistance à l'imposition des normes : une manière de vivre à plusieurs ce qui nous fascine.
Patrick BAUDRY

Repères et citations empruntées aux ouvrages :
P. Bourdieu «La distinction », Minuit (1979), « Ce que parler veut dire », Fayard (1982); J.M. Brohm « Sociologie politique du sport », Delarge (1976) ; B. Jeu « Le sport, la mort, la violence», Ed. Universitaires (1975) ; M. Weber « Essai sur la théorie de la science », Pion (1965) ; J.-C. Chesnais « Histoire de la violence », Laffont (1981) ; R. Girard « La violence et le sacré », Grasset (1972) ; M. Maffesoli et A. Pessin « La violence fondatrice », Champ urbain (1976) ; M. Maffesoli « La violence totalitaire », PUF (1979), « La conquête du présent », PUF (1979) ; L.V. Thomas « Mort et pouvoir », Payot (1978); L.V. Thomas et R. Luneau « La terre africaine et ses religions », L'Harmattan (1980) ; Ch. Tissier « Aïkido fondamental », Sedirep (1979) ; G. Durand « Les structures anthropologiques de l'imaginiaire », Bordas (1969); J.-P. Clément «La force, la souplesse, l'harmonie », Pociello, « Sport et société », Vigot (1981) ; K. Tokitsu « La voie du karaté », Seuil (1979) ; J. Baudrilard « Les stratégies fatales», Grasset (1983).

Aikido Magazine N°1,
Octobre - Novembre -
Décembre 1984
Trimestriel édité par l'AIA (Association de l'Information
de l'Aikido)
Dépot légal :
trimestre 1984

Merci encore à la Fédération Française d'Aikido, Aikibudo et Affinitaires, à toute la rédaction d'Aikido Magazine, et particulièrement à Patrick Baudry, l'auteur, pour leurs autorisations à reprendre cet article .

Merci enfin à Marie-hélène pour son aide à la saisie de ce texte.

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