Quand l'Aikido
fait des bulles

Par Patrick Laury

Dossier paru dans Aikido Magazine n°3 d'octobre, novembre et décembre 1984... Ecrit par Patrick Laury, intervenant régulier des rencontre "Enchô". Nous lui avons proposé d'écrire la suite, réactualisation oblige. Nous comptons sur vous pour appuyer cette requête...


Dans le monde foisonnant de la BD, on rencontre des personnages surprenants. Rechercher ceux qui, par leur comportement, leurs hatitudes, leur technique, leur savoir-faire se rapprochent le mieux de l'esprit budo, est un exercice qu'à fait pour nous Patrick Laury. Avec plaisir, semble-t-il... De YokoTsuno à Iron Fist, en passant par Benjamin Justice et Blake et Mortimer, il nous dit comment ces personnages et "Super-héros", qui, pour la plupart, nous sont familiers, marquent leur supériorité sur leurs adversaires : en pratiquant l'esprit et la technique des arts martiaux !
En écrivant ces lignes, j'ai à proximité de regard une belle estampe d'Hokusai. Etude de mouvement, étude de caractères... La main du vieux maître a épinglé avec ironie et justesse les attitudes des petits personnages sortis tout vivant de son entourage : un portefaix, des jongleurs, un paysan sous sa coiffe de paille, trois soldats... L'un d'entre eux est debout, yari à la main. Les deux autres sont accroupis. Ils sont présentés de dos et l'anonymat même de cette présentation marque encore plus fortement encore leurs fonctions, leur état, leur essence. Ils sont pour moi le symbole du Budo. Au premier chef, c'est à ces personnages auxquels je me suis référé lors de la préparation de cet article. C'est leur image que j'ai gardée dans la tête en feuilletant mes albums. Après tout, ne sont-ils pas aussi - ne sont ils pas déjà - de la BD ?
Pénétrer dans le monde de la BD, c'est pénétrer dans un monde foisonnant. Des titres, des titres et des titres... Des kilomètres de phylactères (le « phylactère » est la bulle où s'inscrit le dialogue, généralement au dessus du personnage. Si, si !!). Des graphismes de tout poil. Des personnages surprenants. Pour tous les goûts. Pour tous les âges. Y rechercher des rapports, les connivences avec les arts martiaux relève à la fois de la gageure et paradoxalement aussi de l'évidence car, comme au ciné, les rixes ne manquent pas et ça cogne souvent dur dans les albums.
Devant l'heureuse abondance de matière première que nous offrent les albums, j'ai arbitrairement limité ma quête à la BD enfantine, laissant délibérément de côté le rayon adulte. Du reste, la frontière reste bien floue entre les deux registres. Et depuis longtemps. L'assouplissement de la législation relative aux publications destinées à la jeunesse, l'engouement progressif des adultes pour un mode d'expression réputé enfantin, l'interprétation des publics, a fait rapidement évoluer le genre : il y a loin de Bécassine à Astérix... En outre, si la BD adulte compte dans ses rangs d'éminents crayons-feutres, elle se montre plus volontiers polémique, voire politique, que romanesque. Elle est souvent étude de moeurs, charge féroce contre la société (Cher Reiser...). Rarement, oeuvre de fiction ou d'aventure et par conséquent, moins susceptible de contenir les éléments qui nous intéressent. Mais penchons-nous sur nos petits « miquets ».
D'abord, à tout seigneur tout honneur, la plus nippone des héroïnes, j'ai nommé Yoko Tsuno (Roger Leloup). Dans le tout premier volume des es aventures, Yoko Tsuno oppose une parfaire vacuité d'esprit et un contrôle mental en béton à... un ordinateur géant (« le trio de l'étrange »). Pour un début, c'est un fort bel exploit, et la maîtrise spirituelle n'est que le premier des exemples que la jolie Japonaise fournira tout au long des autres albums.

Le duel avec l'ordinateur est un peu simpliste, presque caricatural. La facilité avec laquelle l'héroïne de Leloup triomphe relève de l'artifice. De même, la morale est pour le moins naïve : Aucune machine ne doit dicter sa volonté à l'homme. Dans les volumes suivants, les procédés deviennent plus subtils ; Avec l'utilisation du Kyudo (« les forges de Vulcain »), il ne s'agit plus seulement d'user une technique, d'un savoir-faire astucieux, pour triompher, mais bien de mobiliser toutes les ressources du corps et de l'esprit pour atteindre le but suprême. Le tout fort bien suggéré en deux phrases et trois dessins. Dans Yoko Tsuno, toujours, autre référence, qui nous concerne plus directement : Le Kokyu et l'Aïkido (« l'orgue du diable ») ou comment retourner la violence de l'adversaire contre lui-même. On ne trouve pas d'autres traces d'arts martiaux dans les volumes qui suivent chronologiquement ceux précédemment cités. Le temps de quelques parutions, les aventures de Yoko Tsuno s'orientent davantage vers la SF pure.
Il faut attendre « la fille du vent » dont les péripéties se déroulent au Japon, pour retrouver l'empreinte martiale traditionnelle. L'esprit du Budo triomphe dans cet album tant dans les avatars de Yoko qu'à travers la conduite d'Aoki Kamikaze qui sacrifiera sa vie comme il l'avait rêvé : Pour le japon éternel mais aussi au non de la paix universelle. Au demeurant, c'est une constante recherche de paix et de fraternité qui forme la trame des séries suivantes. Le personnage de Yoko s'affine et s'équilibre avec bonheur au fil des volumes. D'anecdotique, l'esprit du Budo prend une importance capitale. Ce n'est plus par l'usage des techniques de combat que Yoko parvient à son but (même si elle les utilise quand le besoin s'en fait sentir) mais par l'universalité de l'amour qu'elle porte en elle. Le petit Tintin féminin colérique et nerveux du premier album s'est assagi et spiritualisé. Est-ce à l'Aïkido que Yoko le doit ?
Autre personnage, autre série, autre genre : Benjamin Justice, c'est la faiblesse, très nette, coté scénario. Cette faiblesse, due à la brièveté des récits, est liée à la formule de parution : Une histoire complète sur quatre ou cinq pages toutes les deux ou trois semaines dans un hebdo (Pif). La faiblesse, du reste, se manifeste également dans le graphisme, un peu fade. On peut regretter que les contraintes du noir et blanc n'aient pas donné naissance à un dessin plus personnel et à un traitement du personnage plus original. Ceci étant, dans le florilège de la BD d'expression française, Benjamin Justice est le seul héros dont les aventures prennent pour support des arts martiaux, exclusivement. 7e Dan de judo, Ben se retrouve régulièrement dans l'obligation d'utiliser ses connaissances au profit de son apostolat : il est médecin. En fait, l'intrigue de chaque récit n'est qu'un prétexte pour présenter Justice face à ses adversaires. Face aux trafiquants de drogue ou aux sorciers Africains obscurantistes, il utilise sans faiblesse les ressources de son art.
Benjamin Justice est marqué par l'enseignement de son maître dont il s'efforce d'appliquer la pensée en toutes circonstances. Il replonge, comme il se doit, régulièrement aux sources du Judo. Un des épisodes les plus réussis de la série est sans doute celui qui raconte le passage de 7è Dan de Ben, dans un monastère, sur les pentes du Mont Fuji. Tous les aspects du Budo sont joliment évoqués : Contrôle de l'esprit, combats symboliques, quête initiatique au terme de laquelle il reçoit la dernière leçon d'humilité et la suprême récompense. On peut considérer justice comme un samouraï au service de son métier. Samouraï vagabond, équilibré en lui-même et toujours prêt à utiliser ses capacités pour de nobles causes. Dommage qu'il manque un peu de caractère et de poids (au sens Budo du mot), ce qui nuit à la crédibilité de sa maîtrise, notamment celle du Kiai...
Notons également, que la BD « Docteur Justice » a donné naissance à un film demeuré assez confidentiel. Ce n'est peut être que... Justice, après tout, car cette production cinématographique n'apportait pas grand-chose ni aux créateurs ni aux personnages.
Bien entendu, toute recherche sur les arts martiaux dans la BD serait incomplète sans une incursion dans une BD de forme et d'expression purement américaine qui possède un vaste public d'inconditionnels et qui met en scène les « Super-Héros ». L'apport du Budo aux Super-Héros, en tout cas dans le geste, est fondamental. Dans la foule des super doués qui est super foisonnant, nombreux sont ceux dont les pouvoirs sont sublimés par leur parfaite connaissance des techniques de combat japonaises ou chinoises. La diversité des personnages n'empêche pas, cependant, une uniformité du graphisme et de l'expression, due à la polyvalence des dessinateurs enchaînés aux différents groupes de presse américains, et notamment, Marvel, spécialiste du genre. Seuls quelques types un peu marquants sortent du lot dans le domaine qui nous occupe. En passant, on notera que les personnages de BD pratiquant les arts martiaux sont généralement ceux que la nature a le moins « gâtés » en « super pouvoirs ». Ils sont souvent aussi les plus moralement rigoristes (Capitain America, Black Cat, Dare Devil, etc...)
Les curieux se pencheront sur un personnage non moins curieux : Iron Fist. Fils spirituel d'une civilisation inaccessible, sa connaissance parfaite du Kung Fu lui permet de libérer tout le Chi qu'il accumule dans son poing et de le transformer en énergie pure. L'un de ses principaux adversaires, un bandit qui se trouve à la tête d'une super-bande de malfrats, se nomme Batroc. Batroc est spécialiste de boxe française. Il perd toujours, naturellement... Dans le feuilleton épique des aventures d'Iron Fist, on trouve une intéressante série relatant ses démêlés avec un Samouraï fantôme.
Fils spirituel de Bruce Lee, Iron Fist défend la ligne chinoise des arts martiaux. Les « Super Héros » sont nombreux. Amateurs, à vos bouquinistes... Une remarque :Si, dans l'ensemble, les super-héros tirent d'abondantes leçons plastiques du Budo, ils restent très éloignés de son esprit, préoccupés qu'ils sont de défendre avant toute chose « l'American way of life »...
Revenons aux petits « mickey » bien de chez nous... ou presque. Une grande partie des héros de BD des revues françaises est issue de l'école belge, école qui a marqué (et marque encore) beaucoup de créateurs, tant dans le style narratif que dans le dessin (le coup de crayon type Hergé fait fureur en ce moment).

Dans l'ensemble, peu de rapport de ce coté, avec l'Orient en général et les arts martiaux en particulier. On reste dans un positivisme de bon aloi, un cartésianisme très occidental, voire gaulois. La culture du système D et l'apologie du camembert y sont plus exaltées que celle des disciplines martiales.

Si je ne préfère rien dire de Tintin (on a tout dit), il est frappant de remarquer que le plus crédible de ses amis et l'antithèse même du budoka : Alcoolique, braillard, emporté et pas très courageux... Toutefois, Tintin nous venge dans un album prémonitoirement, du dédain d'Iron Fist à l'égard de la savate... (voir « l'Ile noire »).

Rien à tirer de Spirou (Franquin). Seule exception : Une jolie parabole naïve sur la victoire issue de l'effort et de l'entraînement (c'est de la boxe dont il s'agit). L'histoire s'insère, je crois, dans « les Chapeaux noirs ». Ne vous précipitez pas pour vous procurer l'album. Il est à ranger dans les péchés de jeunesse de Franquin. Le récit et le dessin ne valent que pour l'anecdote.

Deux autres de mes chouchous : Blake et Mortimer. Ah, Blake et Mortimer !... Deux personnages assez loin du Budo, a priori, mais pourtant bien intéressants. Incroyablement, inénarrable ment anglais, ces deux héros basculent à chaque instant dans des univers parfaitement incongrus qui les propulsent bien loin de l'eshtablishment. Un univers où ils sont confrontés à des valeurs fort peu occidentales. Il est frappant de remarquer qu'au fil de ces aventures, si Blake, très militaire, reste rigide et britannique au dernier degré, Mortimer adapte et synthétise tous les enseignements qu'il a reçus : Pensée scientifique, connaissance ésotérique, et entraînement martial (de la boxe au judo). Précipitez vous sur le « piège diabolique ». Vous y verrez le professeur effectuer une belle démonstration de Judo sur un brigand du Moyen-Age. Jetez vous aussi sur le « Mystère de la Grande Pyramide ». Pour y découvrir la puissance du verbe avant l'invention du Kyai... En dehors de toute référence au Budo, les autres volumes de Blake t Mortimer sont à lire, bien sûr. Les « Trois Formules du Professeur Sato » montrent un kata de karaté exécuté par un androïde... Il est à déplorer que le deuxième tome de cette histoire ne soir pas paru.
Une foule d'autres personnages un peu moins connus ou plus anecdotiques, bâtis sur des modèles un peu semblables, offrent, à des degrés divers, des qualités du point de vue des arts martiaux. On peut chercher : de Tif et Tondu ou Archie Cash, personnage encore un peu « jeune » et peu attachant malgré ses connaissances incontestables en matière de combat (peut-être faudrait-il qu'il cesse de ressembler à Bronson). Voir également du coté d'Achile Talon.
On peut trouver bien ailleurs des traces du geste Budo dans la BD... Amis lecteurs et pratiquants, si le coeur cous en dit, la chasse est ouverte...
Même dans les voies a priori sans issue on fait d'étranges découvertes : Ainsi Gaston Lagaffe réinventant le kiai sur une violon bricolé... Par contre, dans la ligne western, une seule modeste présence asiatique : de Lucky Luke à Bluberry (génial !), en passant par les Tuniques Bleues, « LE » blanchisseur. Toujours chinois...
Quant à Astérix... non, non, on ne m'en fera pas parler. Tout d'abord, il et peu probable qu'il existe à un moment quelconque de ses aventures un flirt avec les arts martiaux. Ensuite, faut-il l'avouer ? Je n'aime pas Astérix.
Alors, au bout du compte, qui est le modèle, et qui et la référence ? Où se trouve le personnage exemplaire qui soit un peu, beaucoup, budo ? Flegmatique, fort, tranquille, engagé dans l'action, sans peur, sans passion, mais généreux ? « Corto Maltese ...» me souffle une amie qui avoue un petit faible pour lui. Et le rapport avec les arts martiaux ? Hum... Corto Maltese pratique le kendo, non ?
Patrick LAURY
Une référence ? Peut être... Corto Maltese paru chez Casterman ici dans "La jeunesse de Corto Maltese".

Extrait d'Aikido Magazine N°3,
Octobre - Novembre -
Décembre 1984
Trimestriel édité par l'AIA (Association de l'Information de l'Aikido)
Dépot légal :
4ème trimestre 1984

Merci encore à la Fédération Française d'Aikido, Aikibudo et Affinitaires, à toute la rédaction d'Aikido Magazine, et particulièrement à Patrick Laury, l'auteur, pour leurs autorisations à reprendre cet article .

Merci enfin à Anne pour son aide à la saisie de ce texte.

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