Acquisition
Du language à l'Aïkido
Par Marc chousterman

L'apprentissage de l'Aïkido s'apparente pour beaucoup à celui d'une langue. Il faut apprendre à lire les lettres et ainsi déchiffrer les mots qui constituent une phrase afin d'en comprendre le sens. Et de même qu'il ne suffit pas de connaître le dictionnaire par coeur pour pouvoir lire un livre, de même il ne suffit pas de comprendre et de savoir restituer une technique pour savoir l'Aïkido.


Djinn
de Alain Robbe-Grillet

Dans son livre Djinn, Alain Robbe-Grillet raconte l'histoire d'un obscur professeur qui disparaît en laissant derrière lui une méthode d'apprentissage du français. Cette méthode comporte trois parties prenant la forme d'un exercice de style.

La première partie raconte une histoire très simplement, utilisant la structure la plus élémentaire -sujet verbe et, de temps en temps, complément, le tout au présent de l'indicatif. Ceci donne une intrigue difficilement compréhensible. Un vocabulaire limité et une grammaire simpliste ne permettent pas de bien entrer l'aventure. Il reste de cette lecture comme une insatisfaction avec tout de même l'envie d'approfondir cette histoire.

La deuxième partie reprend cette même histoire mais avec, cette fois, une construction de phrase plus riche : le vocabulaire s'étoffe et une structure grammaticale plus mature rend l'univers plus tangible. L'histoire est compréhensible. Elle est intéressante. Le lecteur a lu une aventure.

La troisième partie s'enrichit de nouvelles tournures, des structures plus recherchées, des phrases à multiples compléments, une grammaire touche-à-tout. Mais l'écrit ne s'arrête pas là. S'y glissent références culturelles, développements spirituels et mystères insondables qui soumettent le lecteur à rude épreuve. Esotérisme, obscures références et spiritualité apparaissent. L'histoire n'est plus comprise alors qu'on la croyait désormais claire depuis la deuxième partie. Une impression diffuse enveloppe le lecteur : l'impression désagréable que quelque chose lui échappe.
Partant sur cette idée, on retrouve dans l'apprentissage de l'Aïkido un cheminement similaire.

Première partie : chaque geste est analysé, chaque technique est décortiquée par le professeur qui le rend lisible (i.e. compréhensible immédiatement) pour le débutant. La recherche est d'abord laborieuse et le pratiquant se perd dans un dédale de mouvements, de conjectures comportementales qui rendent le mouvement apparemment inaccessible. Les torsions de poignée (Shiho nage / Kote Gaeshi) donnent aux débutant matière à sentir sa pratique à travers une efficacité immédiate. Ainsi, même s'il reste insatisfait de sa pratique, le débutant ressent l'envie d'approfondir l'histoire (son histoire avec l'Aïkido).
L'apprentissage continue et le mouvement est su mais le phrasé reste approximatif. Ikkyo est compris (Ichi Kyo), Ni-Kyo, etc... mais le liant n'est pas au rendez-vous.

Deuxième partie - l'idée d'un cycle ininterrompu se révèle petit à petit au pratiquant qui ne s'arrête plus à la simple séquence saisie/technique : il acquiert l'idée de l'opportunisme Aïkido. Telle saisie ne donne pas forcément telle technique. Tel Shomen recevra plus naturellement un Kote Gaeshi qu'un Yonkyo même si ce n'est pas ce qui avait été montré. Et ce constat donne à la pratique un aspect magique et enivrant que le pratiquant cherche à prolonger. Le Ki fait son entrée dans le monde de l'Aïkidoka et, comme une drogue, il rend le pratiquant dépendant.

Et c'est là que la troisième partie apparaît. Où l'on pensait avoir compris l'histoire. Mais le sol se dérobe sous nos pieds : le socle de nos certitudes s'effondre car voilà qu'entre en jeu la référence culturelle et enfin : le spirituel. En effet, une fois les techniques acquises -une fois le Ki deviné- le pratiquant se tourne irrémédiablement vers la spiritualité dans l'Aïkido. Et quel autre chemin pour y accéder sinon le retour aux sources ? Et quel autre moyen pour y parvenir sinon tenter d'approcher la pensée d'O Sensei. Le pratiquant sent bien que la pensée d'O Sensei est la clé de ce mystère. Mais elle reste une résultante : le parcours d'une vie.

C'est ainsi qu'irrémédiablement, le pratiquant va chercher dans la vie d'O Sensei la réponse à ses questions. Qu'est-ce que le Ki ? Comment trouver le Kami ? Et puis c'est la découverte d'Onisaburo Deguchi, de son message spirituel auquel Morihei Ueshiba fut si sensible qu'il le suivit un temps.

Car pour tous ceux qui pratiquent quel autre objectif que d'arriver à ce stade ultime qu'est celui du rayonnement d'O Sensei ? Et là, soit le pratiquant se résout à révérer Morihei Ueshiba comme une icône et s'en contente, soit (ou et) il a l'impression désagréable que quelque chose lui échappe, que quelque chose échappe à sa raison.

De même que pour la troisième partie de Djinn, cette troisième étape porte en elle la volonté de chacun à tout appréhender raisonnablement. Elle porte sur la compréhension ultime d'un esprit où références culturelles, spiritualité et ésotérisme se mêlent tant et si bien qu'elle aspire celui qui s'y risque dans un puits sans fond.

N'est-il pas humain (et français en particulier) de vouloir traduire la vérité d'un esprit en termes raisonnables ? Mais n'est-ce pas vain ? Ne dit-on pas : « le coeur a ses raisons que la raison ignore » ? Peut-être est-ce là le message ultime de l'Aïkido ? Alors pourquoi ne pas être tout simplement réceptif à l'autre (puis aux autres) ? Avec coeur et sans raison...

Dans l'acquisition d'une langue comme en Aïkido, il existe une quatrième partie.

Et il appartient à chacun de l'écrire.

Marc Chousterman

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